cours d'histoire économique et le protectionnisme agricole
cours d'histoire économique et le protectionnisme agricole
1. Introduction
Au cours de la première moitié du dix-neuvième siècle l'Angleterre modifie radicalement sa politique commerciale, abandonnant le protectionnisme agricole pour le libre- échange. La base réelle de cette volte-face était bien sûr le développement des nouvelles industries textiles; la base politique, le Reform Bill qui priva la vieille aristocratie de son pouvoir parlementaire; la base intellectuelle, l'oeuvre de Ricardo.
Cette oeuvre, que l'on décrit souvent comme abstraite, paraît en effet complètement engagée dans cette grande querelle. Le modèle du commerce extérieur démontre directement avec la théorie des avantages comparatifs les bénéfices du libre-échange, même pour un pays à productivité relativement basse. Le modèle de la croissance démontre indirectement mais non moins efficacement les coûts particuliers du protectionnisme agricole: l'accumulation et la croissance s'arrêteraient en effet quand tout le surplus disponible serait absorbé par la rente foncière et donc dissipé par l'aristocratie terrienne.
En fait, ces deux modèles par ailleurs admirables manquent peut-être de bonne foi. Le premier s'arrête en effet au gain national, et n'aborde pas la question des redistributions sectorielles qui signifient qu'avec le libre-échange il y aurait quand-même des perdants. Le second reconnaît implicitement que l'élimination des droits sur le blé serait contre l'intérêt des propriétaires de la terre; mais il oppose cet intérêt particulier à l'intérêt général par l'expédient très simple d'attribuer l'épargne et l'accumulation aux seuls capitalistes, alors qu'en fait les grandes oeuvres publiques qui avaient porté l'Angleterre au seuil de la révolution industrielle avaient été financées précisément par l'aristocratie terrienne.
Quoi qu'il en soit, la théorie orthodoxe du commerce extérieur est issue du modèle ricardien des avantages comparatifs, et c'est à travers la logique de celui-ci que les historiens de l'économie évaluent le protectionnisme agricole de l'Angleterre ou plus tard du Continent. On ne se sert pas, dans ce contexte, du modèle ricardien de la croissance, sûrement parce que son étiquette même semble restreindre son applicabilité à des problèmes d'ordre différent. Cette considération semble pourtant superficielle, et limitative.
Paradoxalement, en effet, le modèle "du commerce extérieur" qui théoriquement démontre l'avantage général du libre-échange n'illustre en pratique que le conflit des intérêts sectoriels; le modèle "de la croissance" qui est théoriquement hors de propos illustre par contre aisément la perte macroéconomique due au protectionnisme agricole.
2. Le modèle des avantages comparatifs: du général au particulier
Avec le modèle des avantages comparatifs, le gain général obtenu grâce au libre- échange est vite démontré. Supposons une économie qui produit des biens agricoles (A) et des produits manufacturés (M), et qui dispose d'une dotation de facteurs de production et d'une gamme technologique données qui définissent donc la courbe des productions possibles. Dans la Figure 1, cette courbe est représentée par APM-MPM. L'inclinaison de la droite ACM-MCM correspond au prix relatif de A et M sur le marché mondial; il est évident qu'à ce prix relatif le point de production optimal correspond au point X, ou l'inclinaison de la courbe APMMPM est égale à celle de la droite ACM-MCM.
Cette tangence équivaut en effet à la maximisation de la valeur de la production totale, et donc du revenu national, aux prix du marché mondial. Grâce au commerce on peut se déplacer de X le long de la droite ACM-MCM, qui est donc la courbe des consommations possibles, alors qu'en régime autarcique celle-ci coïncide évidemment avec la courbe APM-MPM (inférieure à ACM-MCM sauf à X même). Si l'équilibre autarcique (de production et de consommation) était par exemple le point Y, le revenu national aux prix du marché mondial serait donné par la droite parallèle à ACM-MCM passant par Y plutôt que par X; avec le libre-échange le point de consommation pourrait passer de Y à un point sur le segment Y1-Y2, avec une augmentation simultanée des quantités consommées des deux biens en question.
L'équilibre protectionniste non autarcique est à peine plus compliqué: si Y est le point de production il faut imaginer un point de consommation Z sur la parallèle à ACM-MCM passant par Y (AZ > AY, MZ < MY), et un segment Z1-Z2 de ACM-MCM défini par les parallèles aux axes passant par Z. Pour aller au-delà de cette démonstration d'un gain national il faut rattacher ce modèle du commerce au modèle de l'équilibre général. Supposons donc que la courbe des productions possibles soit convexe (et non pas droite, comme celle de Ricardo lui-même) parce que l'économie en question dispose de deux facteurs de production homogènes--disons la terre (T) et le travail (L)--utilisés avec des intensités différentes dans le secteur agricole d'une part et manufacturier de l'autre.
Supposons aussi, pour simplifier les choses dans un esprit ricardien, que la terre soit utilisée par le seul secteur agricole, avec une technologie tout-à-fait "normale"; que les rendements du travail soient (donc) constants dans le secteur manufacturier, et décroissants dans le secteur agricole; et que le salaire réel (égal dans les deux secteurs) corresponde à une quantité de produit agricole. La Figure 2 illustre les aspects sectoriels des équilibres de concurrence présentés dans la Figure 1. Le panneau supérieur a sur les axes la terre et le travail, et à l'intérieur les isoquants du secteur agricole. Le point TT sur les ordonnées indique la terre disponible, utilisée entièrement par l'agriculture; les équilibres du secteur agricole seront donc donnés par TT et le travail agricole LA.
Le point LT sur les abscisses indique le travail disponible; (LT - LA) sera utilisé dans le secteur manufacturier (qui grâce aux rendements constants aura un produit proportionnel à ce travail). Soit Y l'équilibre protectionniste ou autarcique, correspondant à Y dans la Figure 1, et X l'équilibre de libre-échange; en passant de Y à X l'occupation agricole diminue (LAX < LAY), et l'occupation manufacturière augmente ((LT - LAX) > (LT - LAY)). L'agriculture devient moins intensive ((LAX/TT) < (LAY/TT), augmentant le produit marginal du travail (le salaire réel) et diminuant celui de la terre (la rente, mesurée en produit agricole): dans le graphique la tangente à l'isoquant au point X a une inclinaison plus forte que la tangente à l'isoquant au point Y.
L'abandon du protectionnisme agricole augmente donc le niveau de vie des ouvriers, mais diminue les revenus des propriétaires de la terre.
Cette redistribution est illustrée plus directement par le panneau inférieur. L'axe des abscisses reprend celui du panneau supérieur; sur les ordonnées on mesure le produit marginal du travail agricole, qui correspond au salaire réel. On observe directement l'augmentation de celui-ci, de OA à OC, avec la chute de la production agricole qui accompagne l'abandon du protectionnisme. Dans l'économie entière le revenu total des ouvriers augmente de OABLT à OCDLT, soit de ACDB; mesuré en produit agricole, le revenu des propriétaires de la terre baisse de IAY à ICX, soit de ACXY.
La différence entre le gain des uns et la perte des autres--XYBD- -correspond au gain général illustré par la Figure 1, mesuré en produit agricole. On remarque qu'à la hausse du salaire réel correspond une augmentation du prix relatif des produits manufacturés, biens intensifs en travail, avec deux conséquences. Dans le secteur manufacturier, d'une part, la productivité du travail ne change pas, et l'augmentation du salaire réel provient entièrement de l'augmentation de la valeur en produit agricole du produit marginal constant mesuré en produits manufacturés.
D'autre part, les produits manufacturés sont exportés, ou consommés par les propriétaires de la terre; l'augmentation de leur prix relatif signifie que la perte de pouvoir d'achat de la rente foncière excède la diminution de celle-ci mesurée en produit agricole. On constate donc comme l'intérêt apparemment général au libre-échange cache l'intérêt particulier du secteur exportateur, et des facteurs de production que celui-ci utilise intensivement, auquel s'oppose l'intérêt particulier du secteur protégé; la fin du protectionnisme comporte des effets opposés sur les différents secteurs et facteurs de production, et l'effet "général" qui en est la somme algébrique ne peut être que relativement petit. 3.
L'histoire économique et le protectionnisme agricole Ces conclusions reparaissent telles quelles dans les évaluations du protectionnisme agricole dans l'Europe du dix-neuvième siècle: on peut l'illustrer en considérant d'une part le cas de l'Angleterre, avant qu'elle n'ait opté pour le libre-échange, et d'autre part celui de l'Italie, comme exemple de pays continental qui retourne au protectionnisme avant la première guerre mondiale. Pour l'Angleterre post-napoléonienne on dispose d'un remarquable effort de quantification, à l'aide d'un modèle algébrique d'équilibre général, présenté par Jeffrey Williamson.1
Son modèle spécifie cinq secteurs de production, et cinq classes sociales qui possèdent autant de facteurs. Il est donc bien plus compliqué que le petit modèle décrit plus haut; mais ces deux modèles appartiennent à la même espèce, et donnent des résultats semblables. Les calculs de Williamson indiquent que le protectionnisme agricole avait des effets considérables au niveau des secteurs et des facteurs particuliers: le libre-échange aurait par exemple augmenté d'un quart le salaire réel des ouvriers non spécialisés, et diminué de moitié la rente des terres à céréales.2 L'augmentation du PNB réel, par contre, n'aurait pas atteint deux pour cent; et l'auteur qui connaît bien son modèle déclare qu'il ne s'intéresse qu'aux effets de redistribution.
Dans l'Italie post-unitaire, comme ailleurs sur le Continent, la politique commerciale libre-échangiste eut une vie relativement courte. Les industriels, exposés à la concurrence britannique, n'avaient cessé de réclamer une protection douanière, et la sidérurgie et l'industrie textile, en particulier, avaient obtenu une hausse des tarifs dès 1878. Peu après 1880, avec la mise en culture des plaines du Nouveau Monde et la chute des coûts de transport, les marchés européens furent inondés de céréales d'outre-mer, et en l'espace de quelques années le prix du blé chuta d'un tiers.
En Italie comme en France et en Allemagne cette chute engendra parmi les agriculteurs ou du moins les céréaliculteurs un puissant mouvement protectionniste, qui s'allia à celui des industriels; et dès 1887 l'Italie décida, avec une augmentation des droits sur les produits industriels, l'introduction de lourds tarifs sur les grains.4 La querelle sur le retour au protectionnisme, qui sépara les économistes de l'époque, continue dans les écrits des historiens: d'ailleurs bien adoucie, car il n'y a pas parmi ceux-ci de libre-échangistes dogmatiques, et les critiques s'en prennent à la structure des tarifs plutôt qu'au protectionnisme en tant que tel.
En ce qui concerne la protection industrielle, par exemple, on a blâmé le plus souvent l'inspiration clientéliste du tarif douanier, qui a favorisé les intérêts déjà constitués. D'une part, donc, le tarif n'aurait même pas tenté de promouvoir les industries nouvelles destinées à être les fers de lance de la seconde révolution industrielle. De l'autre, et si l'on veut par malchance-- puisque les concentrations industrielles et donc les pressions protectionnistes les plus fortes étaient rarement associées au dernier stade d'une production--la protection accordée aux produits finis ne compensait pas toujours les droits sur les biens intermédiaires: on sacrifia donc sûrement la mécanique à la sidérurgie, peut-être aussi le tissage à la filature.5
La protection des céréales est par contre vue le plus souvent comme utile, sinon inévitable, même si on reconnaît que l'augmentation du prix des denrées de base causait une augmentation des salaires monétaires et donc des coûts moyens des produits industriels. On prétend en effet que cette protection était nécessaire d'une part pour l'équilibre de la balance des paiements, et de l'autre pour aider l'agriculture en crise et limiter l'émigration des classes rurales.6 La première de ses raisons est bien étrange, puisque l'équilibre extérieur était en tout cas assuré par la flexibilité des prix et de la valeur en or de la lire; la seconde est tout à fait dans l'esprit du modèle de Williamson, où l'enjeu est l'équilibre et les revenus des différents secteurs et non pas le niveau du produit national.
On ne dispose évidemment pas pour l'Italie post-unitaire de modèles complexes comme celui-là; mais on peut arriver à proposer des ordres de grandeur à travers un calcul beaucoup plus simple, pour ne pas dire simpliste. De 1909 à 1913, le prix moyen du quintal de blé était de 29,5 lires sur le marché italien contre 22,0 lires à l'importation (plus 7,5 lires de droits); la production italienne moyenne était de 50 millions de quintaux, pour une consommation évaluée à 65 millions (y compris les importations nettes).7 Supposons que l'élasticité de l'offre de blé italien fût égale à 1 (et, pour considérer le cas extrême, que la courbe de l'offre soit indépendante des droits de douane); avec un prix égal à celui du marché mondial, on obtient une production hypothétique de 37 millions de quintaux.
Dans la Figure 3 la courbe OO' représente l'offre de blé (avec l'élasticité indiquée); la suppression des droits déplacerait le point d'équilibre de C à F. En réduisant ainsi la production de grain de 13 millions de quintaux, on aurait économisé des ressources de la valeur indiquée par le trapèze GFCE, soit 13 * [22,0 + .5(7,5)], ou environ 335 millions de lires; pour importer ces 13 millions de quintaux de blé on n'aurait dépensé que le rectangle GFDE, soit (50 - 37) * 22,0, ou environ 285 millions de lires (aux cours mondiaux). L'économie nette, qui correspond au triangle FCD, serait de quelques 50 millions de lires.8 Comparé à un PIB de l'ordre de 22.000 millions de lires en 1911, cette économie nette de 50 millions est bien peu de chose.9
Un déplacement des ressources de l'ordre de 300 millions de lires de la céréaliculture aux secteurs tendanciellement exportateurs peut aussi sembler peu de chose relativement à la valeur ajoutée globale de l'industrie, de 4.900 millions de lires en 1911; mais ce chiffre n'est pas négligeable comparé à la valeur ajoutée de 1.200 millions de l'industrie que Zamagni appelle "moderne", pour ne pas parler des 400 millions de l'industrie textile ou des 200 millions à peine de la seule industrie cotonnière.10 Pour les producteurs de blé, le choc aurait été sans doute sensible, car la chute de la production de 50 à 37 millions de quintaux (- 26%) aurait entraîné une chute encore plus grande du surplus des producteurs: toujours d'après la Figure 3 ce surplus serait tombé du triangle OBC au triangle OAF, soit de 29,5 * 50 * 0,5, ou environ 740 millions de lires, à 22 * 37 * 0,5, ou environ 410 millions de lires, pour une réduction proche du 45%. Encore un fois, donc, le modèle ricardien du commerce ne révèle pas en pratique, comme il prétend le faire en théorie, que le libre-échange sert un intérêt général: le protectionnisme peut opérer de fortes redistributions, mais la perte nationale est négligeable.
La conclusion qui s'impose est que le protectionnisme agricole a bien pu retarder le développement industriel de l'Italie, mais pas son développement tout court; et de là à le justifier comme le moyen le plus simple d'éviter un bouleversement économique et social il n'y a qu'un pas.
4. Le modèle de la croissance: du particulier au général
Tout cela est peut-être bien logique, sans pour autant être convaincant. Il va de soi, par exemple, qu'un grand changement du prix relatif du blé--bien de première importance et dans la production, et dans le coût de la vie des ouvriers--aurait bouleversé bien des équilibres; encore faut-il en préciser la nature.
Si on retourne au modèle très simple de la Figure 2, où le travail est un facteur de production commun aux deux secteurs de l'économie et la terre seule est spécifique à l'agriculture, il est évident que la diminution du surplus des producteurs illustré par la Figure 3 retomberait entièrement sur la terre--sur les propriétaires, et sur les locataires pour la durée des contrats--et non pas sur les ouvriers agricoles, qui seraient par contre avantagés, comme les autres ouvriers (et comme dans la simulation de Williamson), par la hausse du salaire réel. Dans ce cas le bouleversement évité par le protectionnisme agricole aurait été une diminution appréciable des inégalités sociales, et les droits sur le blé sembleraient peut-être moins dignes d'approbation.
Pour voir dans la protection du blé une aide non seulement pour les patrons mais aussi pour les ouvriers agricoles, qui auraient été poussés à émigrer par la crise de la céréaliculture, il faudrait imaginer par contre que ceux-ci ne pouvaient pas changer de secteur (même s'ils pouvaient évidemment changer de pays). Historiquement, pourtant, le transfert de population des campagnes aux villes est incontestable.11 De plus, on observe après 1880, comme après 1900, une forte croissance des salaires nominaux et réels payés dans l'industrie, y compris les oeuvres de construction; et puisque celles-ci attirent typiquement la main-d'oeuvre qui abandonne la terre, une baisse des salaires ruraux semble bien improbable.12 Il est vrai aussi que l'émigration de l'Italie augmenta beaucoup après 1880; mais elle augmenta encore après 1900, quand toute l'économie italienne jouissait d'une prospérité sans précédents. Il n'y a là rien d'étonnant, puisque l'émigration peut être due non seulement à une détérioration des conditions de vie à l'origine mais aussi à une amélioration des conditions à destination, ou à une chute des frais de déplacement.13 Que les droits sur le blé aient eu la vertu de limiter la misère croissante des ouvriers agricoles reste en somme entièrement à démontrer.
Ces considérations font entrevoir par ailleurs la raison pour laquelle le modèle des avantages comparatifs n'illustre à la fin que des variations dans la composition, et des conflits sur la distribution, d'un produit total pratiquement constant: il considère en effet les ressources comme données, et ne permet donc que des mouvements le long d'une courbe des productions possibles donnée et immuable. Dans l'économie mondiale d'il y a cent ans, pourtant, le capital et le travail étaient tout à fait mobiles; et dans un monde à facteurs mobiles, la dotation nationale en facteurs de production dépend avant tout de la répartition des stocks mondiaux. Il s'en suit que le protectionnisme agricole peut bien avoir eu des effets macroéconomiques, que le modèle ricardien "du commerce extérieur" est incapable de saisir, à travers son influence sur la dotation même de ressources, et donc sur la position de la courbe des productions possibles.
Le modèle ricardien "de la croissance" est justement un modèle à ressources variables; et il suffit de le généraliser pour y ramener les mouvements des facteurs de production et les conséquences qui en découlent. Dans la dynamique ricardienne, en effet, les facteurs de production sont tous immobiles dans l'espace, et l'économie s'accroît ou se rétrécit dans la mesure où le capital et le travail gagnent plus ou moins de leur minimums de subsistance. Dans un contexte de mobilité internationale, une économie nationale s'accroît ou se rétrécit dans la mesure où le capital et le travail gagnent plus ou moins que leur minimum, non de subsistance, mais d'attraction ou de permanence.
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